La vie en Vérité

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CONFLITS ET CRISES EN AFRIQUE : ÉTIOLOGIE, TYPOLOGIE, SYMPTOMATOLOGIE, PRÉVENTION ET RÉSOLUTION - par le Professeur Djibril Samb

CONFLITS ET CRISES EN AFRIQUE : ÉTIOLOGIE, TYPOLOGIE, SYMPTOMATOLOGIE, PRÉVENTION ET RÉSOLUTION - par le Professeur Djibril Samb

M. le Prof. Djibril Samb
Médaille d’Argent de l’Académie française
Grand Croix de l’IRCICA
Grand Officier de l’Ordre du Mérite
Officier de l’OIPA/CAMES
Grand Prix de la Ville de Toulon
Prix Noma
Membre à titre étranger des Académies du Var et de Marseille
Reçu à l’Académie des Sciences d’Outre-mer le 19 mai 2001

Monsieur le Recteur de l’UGBSL, Président de l’Assemblée de l’Université,
Mesdames, Messieurs les Directeurs d’UFR,
Mesdames, Messieurs les Professeurs et Chers Collègues,
Chères Étudiantes, Chers Étudiants,
Mesdames, Messieurs les Membres des Personnels administratifs, techniques et de service des universités,
Mesdames, Messieurs,
Je crois que c’est un grand honneur que l’on m’a fait en me demandant de venir dans cette vieille cité de Saint-Louis, qui célébrera (je l’espère) en 2009 le 350e anniversaire de sa fondation, pour y prononcer, devant votre prestigieuse université, la leçon inaugurale de la rentrée académique solennelle 2007-2008.
Cet honneur, je le dois à deux éminentes figures académiques : d’abord à M. le prof. Ndiawar Sarr, ci-devant Recteur de l’UGBSL, actuel ambassadeur du Sénégal auprès de la République arabe unie d’Égypte, qui, l’année dernière déjà, m’avait adressé une invitation à venir délivrer cette leçon. La chaîne des causes qui constituent le destin en avait décidé autrement.
Mais ne voilà-t-il pas que cette année encore, M. le Recteur Marie-Teuw Niane, mon collègue et ami, renouvelle l’invitation de son prédécesseur, la faisant sienne et manifestant par là un bel esprit institutionnel et un admirable souci de respect de la continuité de l’action administrative en ce qu’elle a d’impersonnel.
Il me plaît donc de confondre, dans les mêmes remerciements, M. le Recteur Ndiawar Sarr et M. le Recteur Marie-Teuw Niane, ainsi que l’assemblée de l’Université, qui m’offrent l’occasion de partager avec vous mes réflexions sur le thème : « Conflits et crises en Afrique : étiologie, typologie, symptomatologie, prévention et résolution ».

Les crises s’entendent comme des moments particuliers dans l’évolution des conflits, caractérisés par un changement soudain et une rupture dans l’équilibre des forces. Il n’est donc pas possible de parler du traitement des crises par et pour la paix sans avoir à l’esprit la notion de conflictualité ainsi que les principales théories des conflits.
En conséquence, je me propose, après quelques éclaircissements préliminaires sur les notions de conflit et de crise, de considérer successivement l’étiologie, la typologie et la symptomatologie des conflits et des crises pour aboutir à l’examen de leur prévention et de leur résolution.
1. Conflits et crises
On distingue, en général, trois grandes théories de la conflictualité :
- la première repose sur l’idée d’une rivalité mettant en opposition deux parties cherchant chacune à imposer de façon unilatérale, au besoin par la force, la solution qu’elle juge en adéquation avec ses intérêts dans une situation donnée ;
- la deuxième développe une approche, en somme structurale, qui voit dans le conflit une scène sur laquelle les protagonistes sont libres de leur action aussi longtemps que le ratio gains et pertes n’est pas inférieur à un certain seuil critique ;
- enfin, le conflit peut être perçu comme la conséquence de changements survenant dans les rapports de forces internationaux.
Sans doute ces théories présentent-elles de l’intérêt, par l’approche taxonomique qu’elles autorisent et contiennent-elles chacune une part de vérité, mais elles ne doivent pas occulter la complexité de chaque crise pouvant intégrer divers schèmes. Quoi qu’il en soit, l’on doit pouvoir s’entendre sur une définition minimale du conflit, par exemple celle que propose Nnoli (1998) :
« By conflict, we refer to contradictions arising from differences in interests, ideas, ideologies, orientations, perceptions and tendencies. » [« Par conflit, nous entendons les contradictions surgissant de différences d’intérêts, d’idées, d’idéologies, d’orientations, de perceptions et de tendances » (trad. Samb)].
Lorsque ces contradictions connaissent un changement soudain d’ordre qualitatif et menacent de rompre ou rompent l’équilibre des forces, on parlera alors de crise. L’on décrit, par conséquent, un conflit en terme de crise pour en désigner l’acmé. Zartman (1990) définit le conflit comme un « litige qui sous-tend les heurts entre les intéressés », tandis que la crise s’analyse comme un « passage [à] des hostilités armées ». La crise est une « flambée soudaine sur une courte période », mais pouvant être durable (c’est le cas des « litiges prolongés comme la guérilla sahraouie »).
Les conflits et les crises constituent un problème récurrent en Afrique, dont ils continuent de dominer l’actualité. Quelles que soient leurs causes, ils ont un coût économique considérable, dont on convient qu’il est difficile à chiffrer. Toutefois, compte non tenu de la dégradation de l’écosystème liée aux déplacements massifs de personnes, des dépenses militaires et paramilitaires, de la hausse des diverses formes de criminalité, un document de la Banque mondiale (2000) permet d’avancer la somme de 2, 3 milliards de $ US au titre des ressources annuellement détournées par les conflits et crises en Afrique noire. Cette sommation prend en compte :
- l’Afrique centrale (1 milliard de $ US) ;
- l’Afrique de l’Ouest (0,800 millions de $ US) ;
- l’aide aux réfugiés (0,500 millions de $ US).
On le voit : si les coûts directs des conflits peuvent être évalués approxima-tivement, en revanche les coûts indirects demeurent incalculables et touchent les infrastructures matérielles, le tissu économique, sanitaire, culturel, éducationnel, social, politique et humain. Le coût humain est parfois effarant : un million de personnes tuées en trois mois au Rwanda en 1994, plus d’un million de personnes déplacées en Angola à la fin des années 1990 et pose d’environ 11 millions de mines, soit une mine par habitant (De Bellescize 1999). Plus du tiers des pays africains, depuis 1960, ont traversé des conflits et des crises plutôt graves. Un Africain sur cinq vit dans un pays en proie à un conflit profond. En outre, les conflits touchant tout ou partie du pays affectent sérieusement le PIB annuel par habitant en induisant une baisse de celui-ci égale ou supérieure à 2 %. En un mot, les conflits et les crises sont une menace directe à la survie même des sociétés africaines, de sorte qu’il est essentiel d’en mesurer tout d’abord les causes.
2. Étiologie des conflits
Zartman (1990) distingue six grandes causes de conflits en Afrique :
1) les luttes pour le pouvoir consécutives à la décolonisation (Angola, Zimbabwe, Namibie et Sahara) ;
2) les problèmes liés à la consolidation de l’État-Nation après l’indépendance (Shaba, Ogaden, Angola, Tchad) ;
3) les conflits entre mouvements de libération nationale rivaux (le FNLA et l’Unità en Angola, divers mouvements au Tchad) ;
4) les litiges frontaliers nés de l’identification d’un territoire mal défini comme la querelle entre le Bénin et le Niger relative à l’île Lété, entre le Mali et le Burkina Faso, entre le Cameroun et le Nigeria, en dépit du dogme de l’intangibilité des frontières admis par l’OUA ;
5) les rivalités structurelles ou traditionnelles, par exemple entre le Maroc et l’Algérie ;
6) enfin, l’emballement des moyens et l’introduction d’armes étrangères.
Malgré l’intérêt indéniable de cette approche, elle présente une faiblesse majeure due à l’absence de tout cadrage historique et géo-stratégique. L’on préférera l’approche de M. Koffi Annan développée dans son Rapport de 1998 sur « les causes des conflits et la promotion d’une paix et d’un développement durables en Afrique » (New York, ONU, mai 1998). Le Secrétaire général des Nations-Unies distingue, en effet, trois catégories de facteurs : historiques, externes et internes. Peut-être ces catégories ne sont-elles pas totalement homogènes et, en tout cas, demanderaient-elles à être affinées et précisées, mais elles fournissent des indices intéressants d’une approche étiologique de type emprique, reprise par l’Académie internationale pour la Paix et le Codesria lors de leur Consultation de Dakar (novembre-décembre 1999).
Sur le plan purement historique, sans jamais perdre de vue les méfaits prolongés des diverses traites (atlantique, méditerranéenne et saharienne) sur les sociétés africaines, soumises à de graves et profondes déstructurations, on peut tenir que le principal facteur historique à l’origine des conflits contemporains en Afrique reste indéniablement le colonialisme.
Ce fut à Berlin, en 1884-1885, que les six grandes puissances européennes de l’époque (la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Espagne et le Portugal), en se partageant l’Afrique, en modifièrent du coup durablement et profondément la cartographie. Ainsi furent créés arbitrairement, d’abord de simples territoires, puis plus tard des États ethniquement, socialement, historiquement et culturellement hétérogènes.
L’État colonial a été fondé, tantôt sur la méconnaissance délibérée des différences et des clivages, tantôt sur leur exploitation, tantôt sur le gommage des similitudes et des convergences réelles. Ces diverses approches sont parfois savamment dosées. L’État colonial est donc généralement un monstre politique, historique, démographique, social, linguistique et culturel, qui regroupe ce qui s’oppose et disperse ce qui est uni. C’est de quoi est précisément héritier l’État postcolonial, souvent accusé de s’être transformé en État néocolonial.
Parmi les facteurs externes qui ont suscité, créé ou entretenu les conflits, il faut mentionner la Guerre froide, dont les prolongements en Afrique ont transformé le continent en champ propice aux conflits – erzatz des rivalités des superpuis-sances. La consultation de Dakar (AIP/Codesria 2000) a relevé qu’entre 1984 et 1988, l’ex-URSS « a livré pour 11,1 milliards dollars d’armements à l’Angola, à l’Éthiopie et au Mozambique ». Pour la même période, l’assistance à la sécurité des USA au bénéfice de leurs protégés africains s’élevait à 2,7 milliards de dollars. Il est donc indéniable que, pour l’essentiel, les conflits en Afrique ont été financés par des puissances étrangères au continent qui ont su habilement s’appuyer sur diverses contradictions internes – si elles ne les ont pas suscitées.
S’agissant de celles-ci, il ne fait pas de doute que l’Afrique, pas plus qu’aucun autre continent, n’est indemne de facteurs endogènes de conflits, qui touchent à de multiples domaines, anciens ou récents : rivalités ancestrales, oppositions traditionnelles, querelles de suprématie, divers enjeux d’histoire régionale ou locale, pauvreté, exclusion sociale et politique, mal gouvernance, etc. Tous ces facteurs tendent à s’accentuer et à devenir plus explosifs dans le cadre de l’État postcolonial qui, pour sa part, n’a nullement renoncé aux mécanismes de manipulation et de division créés par l’État colonial. Bien souvent, il les a utilisés avec plus de cynisme dans un contexte généralement marqué par l’aggravation des inégalités sociales, l’émergence d’une nouvelle classe prédatrice ayant transformé l’État néocolonial en terrain de chasse aux ressources publiques. La politique, réduite à la lutte pour le contrôle des moyens de l’État, devient une sorte d’industrie criminelle spécialisée dans la capture des ressources publiques, détournées de leur destination première, et dans la corruption et la concussion.
C’est pourquoi, quelle que soit l’importance accordée aux facteurs historiques et externes, il n’est pas permis de sous-estimer le rôle des facteurs internes, et singulièrement celui des élites dirigeantes africaines, ainsi que les politiques publiques qu’elles ont conduites ou cautionnées.
Il convient cependant d’avoir une exacte perception des facteurs internes et de leur diversité. Dans une publication intitulée : L’Afrique peut-elle revendiquer sa place dans le XXIe s. ? (2000), la Banque mondiale estime « que les guerres civiles en Afrique sont conformes à un modèle mondial, qui s’explique par des facteurs économiques et politiques aussi bien que par la diversité ethnique, culturelle et religieuse ». Ces facteurs internes, selon elle, peuvent être de quatre ordres :
1) un faible taux d’emploi des jeunes. L’idée est que plus les jeunes sont insérés dans des emplois stables ou dans des activités rémunératrices, moins ils sont disponibles pour des activités liées aux conflits ;
2) l’abondance de ressources spéciales comme le diamant : elles peuvent représenter une manne pour des groupes rebelles et constituer une source privilé-giée de financement des conflits, devenant un facteur « spiral » ;
3) la répression et l’absence de droits politiques : l’absence de toute possibi-lité d’expression politique dans un cadre institutionnel approprié peut conduire au recours à la violence ;
4) enfin, l’hétérogénéité ethnique, religieuse ou culturelle ne devient un facteur actif de conflit que si elle est articulée à la rivalité entre deux groupes dominants.
Le premier point révèle une assimilation indue entre hypothèse heuristique, d’ailleurs de portée bien trop générale pour avoir une valeur opératoire, et la notion de cause, employée ici approximativement, mais qui dans un usage strict doit toujours rester corrélative à celle d’effet. Quant à la deuxième cause évoquée, elle traduit une erreur d’appréciation reposant sur une confusion entre cause et conséquence. La bataille pour le contrôle des ressources est une conséquence du conflit, qu’elle peut entretenir au demeurant par une persistance en spirale, mais elle n’en est pas cause première, ni même cause in proprio. En ce qui concerne la quatrième cause, elle est très complexe et ne se réduit pas à un schème unique. En somme, seule la troisième cause ferait l’objet d’un examen favorable – l’explication d’ensemble de la Banque mondiale paraissant trop paresseuse.
Les analystes de la Banque mondiale ont oublié, en outre, d’envisager, parmi les facteurs favorisant les conflits, les programmes d’ajustement structurel (PAS) et leurs conséquences désastreuses : accroissement de la pauvreté, chômage, délitement des systèmes éducatif et sanitaire, exclusion sociale, marginalisation de tout ou partie des classes moyennes… On ne dira jamais assez combien, du fait de l’irresponsabilité et de l’ignorance des gouvernants africains, les PAS non seulement ont déstructuré les sociétés africaines, mais aussi les ont dépossédées, au profit d’oligopoles occidentaux, de tous les secteurs économiquement viables. Dans beaucoup d’États africains, les secteurs stratégiques de l’Eau, de l’Électricité et du Téléphone ont été privatisés et livrés à des multinationales. Au total, l’économie africaine conventionnelle est sous un contrôle encore plus exclusif qu’à l’époque coloniale. Cette situation est lourde de dangers dans la mesure où elle peut être à l’origine de conflits pouvant déboucher sur des crises très graves.
La domination et le contrôle des économies africaines par quelques grands groupes industriels et financiers sont accentués par la globalisation. Les États africains sont mis sous coupe réglée et ne peuvent ni définir ni appliquer réellement une politique économique quelconque. Par suite, ils deviennent incapables de répondre à la demande sociale des citoyens dans les domaines vitaux : santé, école, infrastructures, emploi. À quoi il faut ajouter d’autres facteurs importants, récemment mis en évidence par le doyen Obou (2003), à savoir : la tentation du pouvoir absolu qui caractérise le gouvernant africain, le refus de l’alternance politique et le recours à des moyens illégaux de régulation de l’État. Le terrain devient alors propice à l’éclosion de toutes sortes de conflits locaux, aux causes et aux formes multiples, dont il convient d’esquisser la typologie, après avoir souligné les déterminants de la nouvelle conflictualité.
3. Typologie des conflits
En effet, la tendance contemporaine parmi les chercheurs africains est de parler de nouvelle conflictualité en raison d’importants changements intervenus sur la scène internationale et sur la scène africaine. Il est maintenant largement admis que la nature des conflits en Afrique tend à se modifier du fait de la conjonction de plusieurs facteurs :
- l’accentuation de la mondialisation qui peut mettre directement en contact de grands groupes internationaux avec des populations locales, comme le conflit Shell-Ogoni (Obi 1999) ;
- la fin de la Guerre froide et la chute du Mur de Berlin (1989) ;
- l’implication accentuée d’acteurs locaux.
Hammouda (1999) a essayé de décrire les caractéristiques de cette nouvelle conflictualité africaine. Tout d’abord, le mode de financement des conflits connaît d’importantes modifications. Alors qu’à l’époque de l’africanisation de la Guerre froide, l’essentiel du financement trouvait sa source dans le soutien des principales puissances étrangères rivales (ex-URSS, USA, France, etc.), aujourd’hui les sources de financement des conflits sont principalement locales. Les protagonistes cherchent, d’une part, à s’insérer « dans le tissu économique local », d’autre part, à recourir à diverses opérations criminelles (rackets, extorsions, pillages, intimi-dations).
Ce changement, qui induit une nouvelle économie politique du conflit, recentrée sur des déterminants locaux, s’accompagne de la minoration, voire de la dissipation des paradigmes idéologiques. Les idéologies traditionnelles (marxisme, maoisme, guévarisme, nationalisme), qui servaient habituellement de référent, sont mises hors jeu et sont généralement remplacées par de vagues succédanés identitaires ou religieux (Armée de Résistance du Seigneur/LRA en Ouganda, par exemple).
Enfin, dernière caractéristique : l’atomisation et la sédimentation locale, comme l’illustrent la Somalie (Salih & Wohlgemuth 1994), le Zaïre, le Burundi, etc. Ainsi les conflits tendent-ils de plus en plus à être supportés par des groupes irrédentistes, fermés à tout horizon unificateur ou centralisateur. Les appuis inter-nationaux, quoiqu’on ne puisse pas dire qu’ils aient totalement disparu, deviennent à tout le moins plus discrets et plus diffus et, je dirais, moins « traçables ».
Une première typologie des conflits consisterait à situer leur évolution dans le temps, et l’on pourrait alors distinguer (Hammouda 1999) trois générations de conflits en Afrique :
1) les conflits interétatiques postcoloniaux (années 1950-années 1960) : Sénégal-Mauritanie, Mali-Burkina Faso, Tchad-Lybie, Nigeria-Cameroun ou Maroc-Algérie. Ces conflits ont été la caractéristique de la période considérée, mais ils n’ont pas totalement disparu. Le conflit Cameroun-Nigeria autour de l’enclave de Bakasi vient tout juste de trouver un dénouement heureux, tandis que la moindre imprudence pourrait activer les facteurs dormants ;
2) les conflits intraétatiques crypto-idéologiques à soubassement géo-stratégique liés à la Guerre froide et aux rivalités entre superpuissances (années 1970-années 1980). Il s’agit, en général, de guérillas soutenues financièrement et en armements par leurs parrains étrangers, avec une forte connotation pseudo-idéologique : Angola, Mozambique ;
3) Les conflits internes locaux d’après Guerre froide (fin années 1980-années 2000). Ces conflits apparaissent beaucoup plus complexes que ceux de la première et de la deuxième générations. Leur point commun est qu’ils cherchent à desserrer la chape de plomb de l’État sur la sphère politique et, par conséquent, à ouvrir celle-ci aux nouveaux besoins d’expression. En ce sens, la nouvelle conflictualité est essentiellement politique, mais elle dégénère en conflits armés « devant l’incapacité de l’État à définir des mécanismes de négociation et de régulation pacifique de l’ordre politique » (Ben Hammouda 1999). Le Liberia, la Somalie ou le Burundi fournissent des illustrations éloquentes de cette nouvelle conflictualité, productrice à la fois de guerre et d’ordre politique nouveau.
Pour sa part, Zartman (1990) souligne que les crises peuvent être distinguées selon leurs formes, lesquelles influent directement sur le choix des mécanismes de résolution. Il propose de distinguer, en Afrique, trois types de crises :
1) la « crise consommée » : il s’agit d’ « une soudaine flambée d’hostilités militaires », suivie de la défaite de l’envahisseur et du retour au statu quo ante, principalement du fait de l’épuisement des stocks d’armements. La gestion du conflit consistera d’abord à empêcher le réapprovisionnement, puis à faire conclure un cessez-le-feu. Ce modèle est fréquent : guerre de l’Ogaden (1964, 1978) ; guerre Maroc-Algérie (1963), Ouganda-Tanzanie (1978), Somalie-Kenya (1963-1967), etc ;
2) la « crise en escalade » caractérisée « par une série de poussées d’hostilités qui se suivent de près à intervalles réguliers et avec une intensité croissante ». La crise du Shaba au Zaïre, le Sahara occidental ou le conflit Éthiopie-Somalie en sont des exemples éloquents. En général, il y a aussi retour au statu quo ante ;
3) la « crise traînante » : elle se transforme en impasse, mais demeure récurrente avec des flambées périodiques, entrecoupées de négociations : Sahara, Tchad, Namibie, etc. Les protagonistes n’ont pas les moyens d’une escalade, même si les conflits peuvent connaître une intensification.
4. Prévention et résolution des crises
Il faut certainement avoir à l’esprit la nature et l’évolution des différents types de conflits pour prévenir les crises et les résoudre convenablement. L’on admet aujourd’hui la notion de diplomatie préventive qui vise à neutraliser, voire à éradiquer, les facteurs de conflits avant qu’ils n’évoluent vers une crise destructrice. C’est pourquoi il est essentiel de développer une symptomatologie des crises permettant de fixer le kairos d’une intervention tenant compte du développement des faits, du rapport de forces, de l’état psychologique des protagonistes, du contexte international et régional. Le moyen le plus approprié serait l’institution de mécanismes d’alerte ou de veille ayant une implantation régionale, c’est-à-dire relevant fonctionnellement et hiérarchiquement de l’organisme régional (UA) de manière à couvrir tout le continent.
En Afrique de l’Ouest, la CEDEAO a mis en place des mécanismes sous-régionaux de règlement des conflits et de maintien de la paix, parmi lesquels l’ECOWAS Monitoring Observer Group/ECOMOG (Groupe d’Observation militaire de la CEDEAO). Dès le début des années 1990, l’ECOMOG a été actif dans tous les conflits (Liberia, Sierra Leone, Guinée Bissau, Côte-d’Ivoire).
Il reste toutefois essentiel de renforcer les capacités de maintien de la paix en Afrique, notamment par une coopération plus suivie avec des programmes comme le Recamp (Renforcement des Capacités africaines de Maintien de la Paix : v. De Bellescize 1999). Au niveau continental, l’UA a créé le Conseil de Paix et de Sécurité pour la Prévention, la Gestion et le Règlement des Conflits, qui a vu le jour en mai 2004. Il ne me paraît pas superfétatoire d’exprimer le souhait qu’aboutissent les projets et initiatives analogues au niveau de la Communauté de Développement de l’Afrique (SADC), de la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC), notamment avec le COPAX, de l’Autorité intergouvernementale pour le Développement de l’Afrique de l’Est (IGUA) et de la Coopération est-africaine (EAC). Il va de soi que tous ces mécanismes doivent agir sous l’autorité du Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations-Unies, dont la mission majeure reste le maintien de la paix dans le monde et, par conséquent, la prévention des conflits.
Sur le plan symptomatologique, la presse et les rumeurs constituent un guide particulièrement utile pour identifier les signes, les indices et les canaux probables d’un conflit latent. Des études récentes ont mis en évidence le rôle crucial des médias à tous les stades du développement d’un conflit. On se souvient, dans le cas du Rwanda, des appels terrifiants et incessants de la radio des Mille Collines à la haine, au meurtre et au génocide. Gahutu (in Ben Arrous 2001) a montré comment, au Burundi voisin, les querelles interethniques ont fait tomber la presse entre les mains d’aventuriers sans scrupules. Après l’assassinat du président Ndadaye, environ quinze (15) organes purement politiques furent autorisés et devinrent les principaux vecteurs d’accusations infondées, de calomnies et de toutes sortes de dénigrements. Ainsi la multiplication des organes de presse autant que leur contenu constituent-ils des symptômes à examiner avec attention. Pour les mêmes raisons, il convient de ne pas négliger les rumeurs ni leurs canaux de diffusion. Car, en Afrique plus qu’ailleurs, en raison de fortes traditions orales prédominantes, les rumeurs peuvent révéler des tensions sociales larvées ou des conflits latents. Les moyens de prévention sont bien connus, et ils ne sont pas généralement exclusifs. Ils peuvent recouper les mécanismes mis en œuvre dans le cadre du processus de résolution des crises.
Par résolution (des conflits ou des crises), il faut entendre exclusivement, au sens du droit international, leur règlement, c’est-à-dire une « opération consistant à mettre fin à une situation litigieuse ou qui peut le devenir, à rendre nette la situation entre parties, cette opération pouvant consister à mettre fin à un conflit, à résoudre un différend, un litige international » (Dictionnaire de la terminologie du Droit international, Paris, Sirey, 1960, s. v.). Dans le cadre de la résolution d’un conflit, plusieurs mesures peuvent être engagées selon l’évolution.
Avant comme après l’éclatement de la crise, on peut recourir à la procédure de l’enquête , aux bons offices à la conciliation , à l’arbitrage , à la médiation , et in fine, aux négociations. Chacune de ces procédures, à ne pas confondre, obéit à des mécanismes bien connus, qu’il sied de respecter.
L’on doit cependant rester attentif à ne pas construire des modèles trop rigides qui éloigneraient de la réalité complexe du terrain. Certes, il convient de toujours rechercher les méthodes de gestion et de résolution les plus adaptées à chaque conflit selon sa nature et sa forme, mais il faut accorder une place centrale à la médiation et à ses mécanismes habituels : mise en place d’une commission ad hoc, enquête sur l’objet du différend et, enfin, établissement d’un rapport contenant une proposition de résolution sous forme de recommandations.
Quoiqu’il en soit, les outils et techniques de gestion des conflits ne sont pas exclusifs. Depuis le Rapport de Boutros Boutros-Ghali (1992), ils sont bien connus : prévention des conflits, rétablissement de la paix, maintien de la paix, imposition de la paix, consolidation de la paix.
Je voudrais cependant attirer ici l’attention sur le fait que le recours prioritaire aux outils et techniques conventionnels, parfaitement définis dans la nomenclature internationale, n’est pas exclusif de la recherche de mécanismes de prévention ou de règlement des conflits issus des traditions africaines. Il me souvient qu’à l’occasion de la conférence sur les « Principes africains de résolution des conflits et de réconciliation » de l’African Renaissance Institute, le chef de l’État éthiopien en avait marqué l’intérêt (Bamba 2006). On pourrait citer le mécanisme de l’institution dite Arrarra qui permet aux Karrayu, vivant de part et d’autre de l’Éthiopie et de la Somalie, de régler leurs différends avec leurs voisins. L’Arrarra est diligentée par un corps de pacificateurs (« peace makers ») qu’on appelle Jarssota Arrarra et qui sont choisis parmi les aînés, les guides religieux et parmi les gaada qui constituent une classe très influente sur les plans politique, idéologique et religieux (Gebre in : Salih et al. 2001).
Ce mécanisme est parfaitement décrit par Ayalew Gebre dans une étude intitulée : « Conflict Management, Resolution and Institutions among the Karrayu and their Neighbours » (in : Salih 2001 : 81-99). Lorsqu’un conflit éclate entre les Karrayu et un groupe voisin, l’une des parties prend l’initiative de la réconciliation. Si les Karrayu sont les initiateurs, les Jarsotta Arrarra envoient un messager collectif à l’autre partie, qui désigne à son tour sa délégation. Ils se rencontrent et essaient de trouver une solution au conflit au moyen d’un mécanisme de réconciliation.
En fait, le rôle du messager collectif est rempli par deux groupes. Le premier est composé de femmes, en raison des croyances attachées à la féminité :
« Females, écrit Gebre, are believed to inflict no harm and are not, therefore, thelmelves regarded as targets of retaliatory attacks » [« Les femmes sont considérées comme n’occasionnant aucun mal et ne sont donc pas elles-mêmes regardées comme cibles de mesures de représailles »] (trad. Samb).
Le second groupe, appelé Halekie, est constitué de riches pasteurs qui non seulement sont neutres dans le conflit, mais également entretiennent de bonnes relations avec les deux parties en cause. Ces médiateurs, en accord avec les aînés de l’autre partie, fixent une date pour organiser une cérémonie de paix en vue de la réconciliation. En principe, cette cérémonie est organisée sur le lieu même où le conflit a éclaté. Les motifs à l’origine des incompréhensions sont analysés et des mesures de résolution définies et mises en œuvre selon l’expérience collective et les croyances communes.
Les torts sont bien définis et les coupables dûment identifiés. La compensation qu’ils doivent payer aux victimes est déterminée et, s’il s’agit de prix du sang, il est calculé en têtes de bétail sur pied. Les parties s’engagent à respecter l’accord conclu, auquel le rituel final de la cérémonie confère la sacralité.
Les traditions de l’Afrique offrent une diversité de procédures de réconciliation, de pardon, d’institution de la paix (voir, par exemple, Foté 1965, qui étudie notamment les procédures krou chez les Bété et adjoukrou chez les Akan de Côte-d’Ivoire). Lorsque des conflits ou des crises engagent au plus profond d’elles-mêmes des populations, il est parfaitement indiqué d’explorer et d’exploiter, s’il y a lieu, leurs mécanismes traditionnels de résolution des crises dans la mesure de leur compatibilité avec les paradigmes contemporains. Sur ce dernier point, je voudrais mentionner le mécanisme adjoukrou des Akan, qui fait appel à des médiateurs neutres et qui comportent trois aspects :
- juridictionnel et moral : réunis en juridiction ad hoc, les médiateurs s’efforcent d’obtenir le pardon de la partie lésée ;
- politique : les rectifications utiles sont effectuées notamment en ce qui touche aux délimitations territoriales ;
- religieux : serment de paix et festivités de retour à la paix.
Conclusion
Les problèmes que l’on vient d’évoquer tournent autour de la paix qui apparaît véritablement cruciale pour forger le destin de l’Afrique. Car la paix est à la fois moyen et finalité du développement global de toute société humaine. Il ne peut y avoir de développement sans paix, tandis que le développement lui-même consolide la paix. C’est pourquoi la paix n’est pas le contraire de la guerre ni simplement l’absence de guerre. Elle est la norme suprême de l’existence sociale, dont la recherche doit déterminer même les lois de la guerre, comme l’a remarquablement soutenu Platon dans le livre 1 des Lois. Au surplus, en tant que norme suprême de l’existence sociale, la paix est la condition de la cause finale de celle-ci, qu’Aristote, à juste titre, situait dans le « bien vivre » (Politique I 1252b30), avant que Marsile de Padoue (24 juin 1324) ne l’assimile purement et simplement à la paix dans son Defensor Pacis.
Il est donc essentiel d’insister sur les facteurs déterminants qui permettent de prévenir ou de résoudre les conflits et les crises, et de jeter les bases d’une paix juste et durable – la paix étant toujours en elle-même, invinciblement, plus juste que toute guerre.
D’abord, en tant que norme suprême de la société et condition d’actualisation de sa cause finale, la paix doit être l’œuvre de tous : États, organisations internationales ou régionales, bien sûr, bonnes volontés, mais aussi la société civile, ainsi que tous ceux dont les conflits ou les crises peuvent désorganiser durablement la vie. Depuis le sommet de Syrte (mars 2001), les chefs d’État et de gouvernement africains reconnaissent le rôle des organisations de la société civile dans le processus de résolution des conflits. Cette même philosophie est clairement affirmée dans le Protocole de la CEDEAO relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de Règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de Sécurité signé à Lomé le 10 décembre 1999.
En deuxième lieu, l’on n’insistera jamais assez sur la nécessité d’une bonne gouvernance des États africains et cela dans tous les domaines. Les exigences d’une bonne gouvernance sont de garantir la paix ainsi que le respect de la loi et de l’ordre, celui des libertés individuelles et collectives, de protéger les droits politiques, et notamment des minorités, de veiller à une juste allocation des ressources publiques au service des besoins collectifs, à la transparence des décisions et des choix publics, et de se soumettre à la critique et au contrôle des citoyens. La bonne gouvernance est dès lors incontestablement tout autant un moyen de prévention qu’un mécanisme de résolution des conflits et des crises.
Enfin, sans renoncer à aucun des mécanismes actuels de prévention et de résolution des conflits, il ne faudra jamais hésiter à recourir aux mécanismes traditionnels. Les conflits en Afrique ne peuvent être réduits à une simple invention coloniale. Ils furent tout naturellement connus longtemps auparavant et, avec eux, des mécanismes traditionnels de résolution des conflits, comme ceux que j’ai rappelés. La paix est si cruciale qu’aucune voie ne doit être négligée. Le cas du Liberia, sorti de quatorze années de guerre civile pour organiser des élections transparentes et démocratiques le 11 octobre et le 8 novembre 2005 et élire une femme à la tête de l’État, montre qu’il n’y a jamais lieu de désespérer de l’Afrique éternelle. Mais en ce début d’année 2008, les événements en cours au Kenya (pays pourtant crédité d’une longue tradition de stabilité politique et de consensus social), à l’issue d’un processus électoral contesté, confirment que l’on ne doit jamais relâcher la vigilance ni baisser la garde, car les conflits et les crises gardent toujours un air de famille avec la mythique hydre de Lerne.

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04/11/2011
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